L’auteur

Molyda Szymusiak est née à Phnom Pen en 1963 dans une famille de la bonne bourgeoisie cambodgienne. Le père est haut fonctionnaire, la maman est apparentée à la famille royale. Elle est la deuxième enfant d’une fratrie de cinq. Elle a un peu plus de 10 ans en avril 1975 lorsque le khmers rouges occupent la ville et décident de la vider de tous ses habitants. De nombreux historiens ont analysé et décrit ce que fut l’utopie meurtrière des khmers rouges. Mais il reste un témoignage hors du commun : celui de Molyda scrupuleusement transcrit pas ses parents adoptifs et publié en 1984 aux Editions la Découverte sous le titre « Les Pierres crieront, une enfance cambodgienne, 1975-1980 ».
A l’époque le document ne passe pas inaperçu, et ce d’autant moins qu’il est accompagné d’une présentation de Jean-Marie Domenach qui en souligne le caractère exceptionnel. Celui d’une très jeune enfant confrontée quotidiennement à la mort et aux tortures qu’elle décrit avec une crudité inconsciente comme s’il s’agissait de faits ordinaires. Les images cruelles qu’elle transmet ressemblent aux plus provocantes gravures au burin des désastres de la guerre de Goya.
Dans ce récit elle apparaît comme une sorte d’Anne Franck, non plus cloîtrée et confiant à son journal ses réflexions intimes, mais comme une jeune cambodgienne ballotée de village en village, pétrie de culture bouddhiste faite de soumission aux aléas de l’existence et de volonté de survie alors que toute sa famille est décimée sous ses yeux.
Certains de ces éléments se retrouveront dans le second récit qu’elle rédige elle-même en français quelques 25 ans plus tard.

Paris, Gênes, Phnom Penh, 1980 – 2009
Ses parents adoptifs ont à leur tour disparu. Sans doute se sent elle alors assez forte pour prendre la plume et écrire une suite à son premier récit. Une suite qui s’organise autour de l’apprentissage de la vie en France et de la création de nouveaux liens affectifs. Récit qu’elle écrit dans la douleur revécue d’un passé qui ne passe pas et qui relate la bataille intime qu’elle doit mener pour se découvrir elle-même et guérir des blessures de quatre années de guerre et d’arbitraire.

En quelques 150 pages denses et factuelles Molyda Szymusiak restitue sa découverte progressive de cette deuxième vie auprès de parents adoptifs français.
Les dix premières pages constituent un riche témoignage sur les conditions d’accueil en France des jeunes réfugiés asiatiques qui viennent de sortir de deux ans de camps d’hébergement en Thaïlande et sur l’intensité émotionnelle d’une telle expérience.
C’est une sorte de prologue à l’ensemble du récit car l’auteur y introduit en toile de fond un songe inaugural lui annonçant l’abandon successif de « ses deux mères » qui ne parviennent pas à la protéger d’un monde inconnu et hostile. On y découvre également l’importance de l’image de la France, en tant qu’ancienne puissance colonisatrice et son pouvoir d’attraction linguistique et culturelle. A travers le souvenir du grand-père, moine bouddhiste, l’auteur établit également qu’elle est l’héritière d’une société structurée dont elle n’a pas oublié les valeurs.
Le passage d’un registre réaliste à un registre onirique ou simplement mémoriel est souligné dans le corps du texte par l’utilisation des italiques.

L’adoption : elle est évoquée de façon elliptique car l’auteur ne rétablit pas les chaînons manquants. On voit simplement ce que la jeune fille et les deux cousines qui l’accompagnent découvrent en même temps qu’elle. Un couple, déjà âgé, qui hésite à prendre la responsabilité d’adopter 3 enfants dont 2 ont 17 et 18 ans.
Petit à petit, l’auteur nous fait découvrir ce couple à l’éthique chrétienne profonde, d’une bonne volonté inépuisable. Par des scènes et des dialogues qui l’ont vivement marquée, l’auteur restitue le mode de vie et le milieu intellectuel dans lequel elle est tout à coup plongée. Que ce soit la nourriture, l’habillement, le retour en classe tout est sujet d’inquiétude et souvent d’incompréhension. Une obsession et une revendication reviennent constamment au sujet des études auxquelles les deux cousines voudraient consacrer toute leur énergie comme cela aurait dû se passer dans leur famille cambodgienne s’il n’y avait pas eu la guerre.

Dans le même temps les problèmes de santé de Molyda ne tardent pas à occuper une place de plus en plus grande dans le récit. L’auteur pense qu’elle n’est pas bien soignée et que les troubles dont elle souffre sont d’origine physique et non psychique comme le suggère sa mère adoptive qui est psychanalyste. Les scènes d’incompréhension se multiplient, de plus en plus traumatisantes. C’est dans ce contexte que Molyda mobilise ses parents adoptifs tout un été pendant lequel elle raconte tout ce qu’elle a vécu durant les quatre années de la période khmer rouge. Le lecteur assiste à la gestation et au lancement de son premier livre « Les pierres crieront ». Au demeurant, il ressort de ce deuxième récit que l’auteur n’en ressent guère de soulagement. L’aveu de ses souffrances ne l’a pas libéré. Son mal-être la conduira aux portes du suicide.

La figure du père adoptif s’incarne dès le début du récit de façon positive. Il semble jouer un rôle de médiateur indispensable à l’équilibre de la famille. L’auteur doit donc faire face à un véritable choc lorsqu’il lui apprend qu’il est atteint d’un cancer et qu’elle doit se préparer à assurer son avenir dès qu’il ne sera plus là. A travers ses pérégrinations à travers Paris et ses recherches d’emploi, le lecteur suit Molyda dans la recherche d’un premier emploi. La mère semble effondrée et peu à peu, par sentiment de reconnaissance et sens des responsabilités, Molyda surmonte la crainte que lui inspire sa mère pour lui apporter son soutien. Le père meurt alors que Molyda a déjà trouvé un emploi où elle s’épanouit grâce à un entourage amical chaleureux.

La partie heureuse de ce récit est plus succincte. Molyda noue des amitiés profondes avec des jeunes gens de son âge et son entourage professionnel. Elle y révèle son besoin de confiance réciproque et une grande sincérité. Elle décrit avec pudeur les conditions romanesques dans lesquelles elle construit une relation amoureuse. Le lecteur, presque incrédule, apprend que c’est grâce à la traduction en italien de son livre Les pierres crieront qu’elle découvre l’Italie et se marie avec le médecin italien qui deviendra le papa de ses deux garçons.

Le récit touche à sa fin. De ce qui aurait pu être un chaos émotionnel inextricable a surgi, en contrepoint, une réflexion discrète pleine de maturité. Observatrice perspicace, l’auteur a pris suffisamment de hauteur pour progressivement venir à bout de cette incroyable course d’obstacles : les traumatismes de la guerre, la perte totale de sa famille et l’exil. A la fin de cette relation d’une enfance et d’une jeunesse hors du commun, le lecteur ne peut que s’incliner devant un témoignage assumé avec autant d’ingénuité morale que de modestie. Molyda Szymusiak rend hommage aussi bien à ses parents cambodgiens qu’à ses parents français et nous conduit à la suivre au-delà des déterminismes du contexte historique et social dans son rêve de réconciliation et d’harmonie.
Elle se retrouve elle-même lorsqu’elle refait connaissance avec son pays natal et revient à la source de la civilisation khmère sur le site d’Angkor Vat. Elle nous offre alors un témoignage vibrant d’authenticité et de poésie.

Quelle lecture ? Quels lecteurs ?
La narratrice est conduite par son flux de conscience avec ses sauts imprévus et ses associations d’idées qui répondent à une logique à laquelle le lecteur n’a pas part. Elle tisse une trame à la fois dense et lapidaire. Il y a un sous-texte que le lecteur doit s’efforcer de découvrir. Mais elle reste toujours au plus près de sa vérité et restitue des dialogues qu’elle semble avoir entendu hier, avec une spontanéité et une franchise totales.
Qu’il s’agisse de la guerre vue par des enfants, du camp d’évacuation en Thaïlande, du départ pour la France, de l’arrivée dans un autre camp de réfugié près de Paris, de l’attente de l’adoption, de la découverte de nouveaux parents, de nouvelles façons de penser et de vivre, de l’humiliation de l’exil et du sentiment de déclassement social, le lecteur peut faire son miel d’une somme inouïe d’informations qui s’imagent dans ce qui peut être considéré comme un « work in progress » dans lequel l’auteur insuffle un désir éperdu de renaissance et de reconnaissance.

Ce récit s’adresse donc a un large public et pas seulement à un public familiarisé avec l’Asie ou le Cambodge. Il devrait intéresser tous ceux qui travaillent de près ou de loin avec des réfugiés ou des victimes de conflits armés. Tous ceux qui s’intéressent aux limites et aux enjeux de l’adoption et à la délicate et périlleuse adaptation culturelle qu’elle entraîne lorsque il s’agit d’aire culturelle différente de celles des parents adoptifs. Ce témoignage confortera également la thèse illustrée avec tant de conviction par Boris Cyrulnik concernant la résilience de ceux qui ont survécu à des situations inhumaines.

Enfin, le lecteur occidental ne peut ignorer que le procès des Khmers rouges a repris en juin 2011 et que des victimes côtoient encore leurs bourreaux. Or tout témoignage fait reculer les risques d’une répétition des mêmes malheurs et contribue à la refonte de la mémoire des individus et des peuples. C’est avec cet objectif ultime que l’auteur s’est lancé dans ce douloureux récit.